Le cerveau analyse les images 60 000 fois plus vite que le texte. Ainsi, la data visualisation, lorsqu’elle est bien faite, peut être un moyen extrêmement puissant et efficace de communiquer l’information.
L’étude Tendances Data & Analytics 2017 de Deloitte a mis en avant une véritable percée des approches de Data Visualisation. Mais si cette pratique se démocratise, on est encore loin de l’adoption massive en entreprise.
Afin d’en savoir plus sur la data visualisation et le data storytelling, nous avons eu le plaisir de discuter avec un expert en la matière : Philippe Nieuwbourg.
Conférencier international, formateur et consultant, auteur de plusieurs livres sur l’intelligence d’affaires et l’analyse de données, il est également le créateur du site Decideo et le co-fondateur du Data Science Institute.
Bonjour, pouvez-vous nous en dire un peu plus votre parcours ? D’où vient votre intérêt pour la data ?
J’évolue dans le domaine de la data depuis 25 ans. J’anime le site Decideo qui traite de l’actualité en informatique décisionnelle, business intelligence, big data et analytique. Nous sommes présents dans les pays francophones et hispanophones.
Je m’intéresse à l’analyse de données et à ses outils depuis toujours. En 25 ans, j’ai vu évoluer les différentes appellations de cette pratique du reporting, à l’infocentre en passant par l’entrepôt de données, la business intelligence et le big data. Tout cela est la même chose en soi. Le but final étant d’aider les entreprises à prendre des décisions informées à partir des données.
Depuis une dizaine d’années la donnée a pris une place de plus en plus importante en entreprise car on a réalisé qu’il était possible de générer de la valeur autour des données, de plus en plus nombreuses, provenant d’applications, des médias sociaux, des objets connectés, des mobiles, etc.
C’est cette valorisation de la donnée qui me motive aujourd’hui.
Comment définissez-vous la data visualisation et quelle est la différence avec le data storytelling ?
C’est très simple, la data visualisation c’est la représentation des données sous forme graphique de manière à comprendre ce qu’elles veulent dire. Pour moi ce n’est pas une science objective puisque l’on va choisir la meilleure visualisation graphique pour faire passer le message voulu de la manière la plus claire possible.
Le data storytelling représente l’étape suivante. Il consiste à assembler des contenus de manière à raconter une histoire. C’est un peu comme en cinéma, la data visualisation c’est le caméraman, le data storytelling c’est le monteur qui va assembler les images pour présenter le scénario.
Pour faire court, la data visualisation c’est créer des images, le data storytelling c’est organiser ces images de manière à raconter une histoire.
Quel rôle joue la data visualisation en entreprise ? Quels en sont les enjeux et les bénéfices ?
Il y quelques mois, j’ai reçu l’email d’un Vice-Président de Revenu Québec, l’organisme de perception des impôts au Québec, qui me disait : « J’ai beaucoup de personnes pour me faire des tableaux de bord mais je n’ai personne pour me raconter l’histoire des données et me montrer les points importants ». Cela résume tout le problème.
En entreprise, trop de temps est consacré à produire une quantité incroyable d’informations sans se soucier de sélectionner celles qui sont les plus importantes. Communément, on pense qu’un bon reporting consiste en un dashboard avec des dizaines d’indicateurs.
Pour moi l’enjeu de la data visualisation est bien là : il faut arrêter de noyer les décisionnaires de données qui ne les intéressent pas. Il est impératif d’apprendre à livrer le bon message.
J’utilise souvent l’exemple du tableau de bord automobile. Dans une voiture, les voyants s’allument uniquement lorsque quelque chose requiert notre attention. On sait que si tel ou tel voyant s’allume, il faut y prêter attention et agir. En entreprise c’est exactement l’inverse, c’est comme si les voyants clignotaient constamment pour nous informer que tout va bien.
Les dashboards actuels comportent un tas d’informations qui ne sont pas importantes et qui ne sont pas liées à une prise de décision. Pour moi un dashboard qui donne des chiffres sur lesquels il n’y a aucune action à prendre est un tableau de bord inutile.
Je pense que l’objectif primaire de la data visualisation et du data storytelling, est de limiter le nombre de données que l’on communique, pour ne choisir que celles qui apportent une information qui a du sens pour prendre des décisions. Cela requiert un changement majeur dans le monde de l’entreprise.
Les outils de data visualisation sont un composant capital du data storytelling. Qu’est-ce qui fait d’un outil un bon outil ?
Aujourd’hui il existe deux types d’outils de data visualisation : les outils clé en main et les outils de programmation. Pour moi un bon outil doit tout simplement être intuitif, il doit être facile à mettre en pratique.
L’outil est effectivement un composant essentiel, mais ce n’est pas le seul composant. Je pense qu’aujourd’hui, ce qui manque réellement au marché c’est un véritable outil de data storytelling. Par là j’entends un outil d’accompagnement de création d’histoire qui, à l’aide d’une véritable méthodologie de data storytelling, va me permettre de construire mon histoire, mon pitch, un schéma narratif, un enchaînement de phases, etc. Le tout est bien-sûr théorisé, on peut le faire avec un papier et un crayon, mais je pense qu’il y a un réel potentiel de créer un outil permettant de le faire de manière automatisée ou assistée.
Quels sont les best practices et les pièges à éviter quand on manipule des données dans le but de raconter une histoire ?
Le premier piège à éviter est de regarder les présentations qui ont déjà été faites. Faire du nouveau avec de l’ancien ne marche tout simplement pas.
Il faut d’abord réfléchir, structurer son histoire, puis on peut commencer à chercher les contenus qui vont coller pour construire son récit.
Quant aux best practices, et c’est ce que je présente dans mes formations sur le sujet, il faut tout simplement suivre les techniques et étapes de narration : écrire un pitch, un schéma narratif, mettre en pratique la pyramide de Freytag et l’alternance de phase, de manière à ce que l’histoire soit stable et engageante.
Ce n’est pas propre à la data visualisation ou au data storytelling mais c’est essentiel.
Avez-vous en tête des exemples de data storytelling réussis ? Qu’est-ce qui fait de ces exemples de bons exemples ?
Le meilleur exemple, celui qu’on reprend toujours, c’est celui des présentations de Hans Rosling à TEDx, notamment celle sur l’évolution du PIB par rapport à la mortalité.
C’est un exemple fantastique de data storytelling : 250 ans, 200 pays et plus de 100 000 chiffres manipulés en 4 minutes. Il arrive à transformer un sujet en général peu intéressant, en une histoire passionnante.
Selon vous, où en sont les entreprises françaises en matière de data visualisation et de data storytelling ?
Dans le monde entier il existe une poignée d’entreprises qui sont en avance et le reste ont encore du mal à comprendre le concept. Je ne pense pas qu’il y ait de réelle différences majeures entre la France et le reste du monde, si ce n’est une légère avance des États-Unis où le métier de « data storyteller » commence à émerger.
Par contre il y a une prise de conscience générale de l’importance de ces disciplines dans les entreprises françaises mais il y a encore beaucoup de progrès à faire.
Notons tout de même qu’il existe un frein propre à la France et qui est spécifique au langage : en France, « raconter des histoires » a une connotation négative relative au mensonge.
Comment la data visualisation et le data storytelling ont-ils évolués et comment les voyez-vous progresser dans les années à suivre ?
La data visualisation ce n’est pas nouveau. Jacques Bertin avait déjà théorisé la sémiologie graphique en 1973.
Ce qui a changé c’est que désormais, il existe des outils à la portée de chacun. Au fil du temps il y a eu une prise de conscience générale : ce que l’on croyait être la data visualisation (les outils bureautiques comme Excel par exemple) était anecdotique par rapport à ce qu’on est capable de faire. La data visualisation est un vrai domaine et un vrai sujet.
Pour ce qui est du data storytelling on en est qu’au tout début. On comprend l’intérêt mais ce n’est pas encore un grand mouvement. Il existe encore une confusion entre ces deux pratiques.
Pour le futur, je pense qu’il y a un vrai besoin d’apprendre à créer des scénarios pour des présentations avec du punch et un message clair en entreprise. Il y a encore beaucoup d’éducation et d’évangélisation à faire dans le domaine de la data visualisation. On voit fleurir des formations, des programmes de data science et de big data, ils témoignent que le besoin de formation est bien pris en compte.
Quel conseil donneriez-vous aux marketeurs ou aux professionnels qui souhaitent se lancer en data storytelling ?
Je dirais que ce n’est pas un sujet compliqué. Il suffit de prendre conscience que la forme a autant d’importance que le fond.
Comprendre qu’un tableau de 25 pages remplis de chiffres n’est pas plus intelligent que trois graphiques avec trois chiffres qui mettent en avant un message précis, est la clé.
Il faut avoir la volonté de mieux faire, et ne pas se mettre à la data visualisation juste parce que cela semble être la tendance marketing du moment.
Un grand merci à Philippe de nous avoir accordé cette interview.